sélection production 2012 2013

Une vie

Il manquera toujours quelque chose au bonheur, un coin de ciel bleu, un geste espéré. Osons, car chaque jour de ma vie me sculpte, me fissure, me régénère.

Chantal

 

Je suis née... Je suis morte.
 
1) Je suis née ce matin, après une longue nuit, trop longue et pleine d'embûches. Tu es là devant moi, il y a une odeur de linge frais d'un matin de printemps. Tu m'emportes vers un ailleurs.
 
2) Il est midi, la mer, les enfants, des bateaux, un peu de brume, mais on est bien. Encore un peu de route à faire et on profite de la sieste et du silence que le soleil nous impose. Le nid est prêt à l'ombre de la tour. On monte un peu, le cerisier est en fleurs.
Sur la porte une lettre  «je ne rentre pas ce soir».
 
3) Turbulence, on n'arrive plus à mettre tout le monde autour de la table, les parents viennent de partir et il faut partager. Le gâteau est gros, mais les parts inégales.
 
4) Il fait de plus en plus sombre, l'orage, des fantômes virtuels à travers l'écran, une fenêtre qui s'ouvre, une porte qui claque. Un besoin de comprendre, mais silence. Il fait presque nuit.
 
Juste trois petits rigolos, qui nous regardent par la fenêtre, un bonheur, une respiration.
 
5) Je suis morte ce soir, ou presque. Il me reste trois heures dix-sept minutes, que c'est difficile de partir, alors que sous la porte la lumière restera allumée, alors qu'à cet instant le rideau semble se rouvrir. Il est tard.
 
Adieu. Je l'aime encore. 
Chantal
                                                                                       oOo


Le scénario catastrophe

Par un bel après midi d’été, évidemment, nous terminions le barbecue. Jean-Michel, comme à son habitude, a pris le seau, l’a rempli consciencieusement de l’eau bien fraîche qu’il est allé recueillir au puits. Et vlan ! un seau d’eau sur les grilles brûlantes ! Un crépitement,  un grésillement, et une brûlure au poignet pour ma cousine Mathilde. Par réflexe, elle a bondi de son fauteuil, le renversant sur les reliefs de la délicieuse tarte aux prunes de tante Marie. Sauf que, bien sûr, les guêpes en avaient fait leur festin.
Tante Marie s’est mise à hurler : « Attention aux guêpes ! » Oncle Arthur qui s’était endormi dans son fauteuil s’est réveillé en sursaut, il hurlait : « Les Allemands, les Allemands sont à nos portes ! » Du coup le bébé d’Emeline, effrayé, s’est mis à pleurer à gros sanglots en appelant sa mère qui faisait la vaisselle à la cuisine. Celle-ci, affolée, a lâché l’assiette qu’elle essuyait.
« Bling » fit celle-ci en éclatant par terre dans un bruit de fin du monde. Alertés par le vacarme, Jean-Michel, Mathilde, Marie, Arthur et Emeline accoururent ventre à terre. Le bébé d’Emeline qui n’avait que huit mois se leva d’un bond et fit ses premiers pas à cette occasion. Titubant d’une démarche mal assurée jusqu’au lieu de la catastrophe il perdit l’équilibre et tomba sur les morceaux de céramique. Personne n’y prêta attention puisque c’est à cet instant que le barbecue laissé sans surveillance explosa.
Ce fut un nuage de cendres qui se déversa dans le jardin. Alors que Jean-Michel tentait de dissiper la fumée avec un torchon, il marcha sur la tarte aux prunes tombée par terre. Il ne se fit pas piquer par les guêpes, qui avaient déguerpi avec la fumée, mais il glissa sur la table. Un couteau vola, sa trajectoire le menant tout droit vers le bébé d’Emeline, qui continuait de marcher le sourire aux lèvres.
C’est à ce moment que le vent se mit à souffler si fort que le couteau se dirigea vers Arthur, qui maintenant était en super forme. Il attrapa le couteau et le lança sur la cible : 1 000, bravo !
Le bébé d’Emeline, à peine assuré sur ses jambes, les genoux ensanglantés, se précipita dans les jupons de sa mère. Mais le vent si fort souleva les jupes d’Emeline, et le bébé se retrouva fort bien caché. Fumée dissipée, couteau en plein cœur de la cible, guêpes envolées, chacun souffla de soulagement. Jusqu’au cri d’Arthur : « Et le bébé ?! »…
Un « ouin » retentissant du jeune enfant vint enfin clore ce barbecue dominical. Vive la tarte aux prunes !
La page qui tourne

oOo

C'est le pied !

Madame Claudique marche sur le sable, d'une façon élégante, la tête haute, elle ne regarde pas ses pieds. Elle essaie d'oublier. En lançant sa jambe en avant, le pied gauche retombe lourdement, et le pied droit traine difficilement derrière. Les doigts de pied sont malhabiles, gravant 5 traces sur le sol humide, qui laissent une impression forte sur le sable.
 
De loin, sa démarche intrigue. Elle fait quelques pas. S'arrête, puis repart. Ici le sable est sec et meuble, à certains endroits, elle enfonce, à d'autres non. Elle se dirige alors vers le sable humide, sur ce sol ferme, elle reprend un rythme régulier, laissant derrière elle ses empreintes.
 
Le pied droit, toujours un peu gauche, tente difficilement de rattraper le pied gauche très adroit. Il a appris. Il croit pouvoir y arriver, car le sable mouillé est son revêtement de prédilection.
Et pourtant... d'autrefois, il garde une trace indélébile, un excès de confiance, lui fit commettre l'irréparable : déchirure des nerfs plantaires, sur un tesson de bouteille. Il était un jeune pied, un peu fougueux, libre, rapide. Mais depuis Madame Claudique, claudique et n'avance à rien.
 
Tout à coup, son pied ralentit, plus prudent compte tenu de son âge. Il s'arrête même, regarde autour de lui et aperçoit sur le côté, un autre petit pied, très jeune, tout rond, un bébé pied, accompagné du pied de sa maman. Surpris de son audace, il s'entend dire : «Prenez soin de ne jamais vous infliger de blessures par excès de confiance en vous.»
 
Le soleil commence à descendre, laissant sur tout  l'horizon une trace rouge vif. Les vaguelettes frôlent les pieds de Madame Claudique. L'eau arrive doucement, effleurant ses chevilles, qui disparaissent sous les écumes blanches d'une marée montante. Je la regarde de loin, la photo sera belle. Juste une ombre qui passe au moment ou le soleil va se fondre dans la mer. Il fait presque nuit. A cet instant Madame Claudique ne boite plus. Elle est belle. 
La page qui tourne

 

Le coton de la chaussette frotte sur sa plante de pieds. Cela fait des heures qu’il marche, et il finit par avoir mal. Son talon vient cogner contre la tige raide de sa chaussure de marche. Il ne parvient plus à dérouler son pied, et ses orteils s’abattent d’un seul tenant contre la semelle. Chaque caillou sur le chemin est un supplice : il vient s’enfoncer dans la voute plantaire, et fait se tordre ses chevilles.
Cela fait très longtemps qu’il marche sur le chemin, il est en forêt, il semble perdu, il cherche une issue et il a l’impression de tourner en rond. Les chaussures de marche sont neuves, et des ampoules commencent à lui faire très mal. Sa marche est de plus en plus lente et mal assurée.
Il s’assoit, s’adosse au tronc d’un arbre, dénoue ses lacets, et laisse ses pieds se libérer des souliers qui le blessent depuis trop longtemps ; soupir de soulagement, les chaussettes sont expédiées à gauche et à droite, les pieds libérés se posent avec délice sur l’herbe moussue. Il n’a plus du tout envie de repartir, ses compagnons l’ont distancé depuis longtemps, il ne s’en soucie pas, il est soulagé, au diable la randonnée ! maintenant il s’accorde une sieste…
Le rêve s’abat sur lui brutalement comme une enclume sur ses pieds. Il est question de pieds justement, d’ampoules pour être plus précis. Une multitude de cloques gorgées de liquide translucide parsèment sa voute plantaire, faisant comme une semelle de papier à bulles qui claquent à chaque pas. Ses compagnons de randonnée de retour auprès de lui lui demandent avec un mélange de dégout et de pitié d’arrêter de marcher, mais il leur répond qu’il faut continuer.
Continuer… Réveil en sursaut au beau milieu du cauchemar. Un petit chine est en train de lui lécher les pieds. Il déteste les chiens, il en a une peur folle. Il se lève précipitamment, oublie ses chaussures, se met à courir, trébuche, redescend le sentier au milieu de la forêt. Ses amis sont déjà en bas, à côté de la voiture. Ils le voient apparaître, hirsute, mais entier. Hilares, ils le découvrent pieds nus…
La page qui tourne